Art & Photo/Academy · Thèse

[#09] L'art populaire et la photographie, Minseok KIM

aTELIER 민석킴 2023. 1. 27. 01:58

[ Au-delà d’une histoire de l’art - L'art populaire et la photographie ]




Minseok KIM


#09

 

2. L'art populaire et la photographie

          Au sein de ces deux domaines de l’histoire de l’art et de la photographie, quelle perspective peut-on avoir sur l’art populaire ? Il est maintenant nécessaire de réfléchir sur le concept d’art populaire qui a été examiné en détail au préalable avec l’histoire de la photographie. Mais quelle est la raison de cette supposition ? La photographie ne compte pas dans la pratique populaire au XIXsiècle, jusqu’aux années 1860. En d’autres termes, c’était d’un côté une pratique pour les élites ou au moins pour les amateurs qui avaient l’occasion d’accéder à cette activité plutôt professionnelle et coûteuse. Or, d’un autre côté, nous pouvons également affirmer qu’elle est devenue une pratique qui a répondu in fine aux attentes du peuple. La relation entre la photographie et le concept de populaire n’est pas simple. De ce point de vue, nous pouvons invoquer encore une fois l’art populaire qui permet d’articuler deux grands axes dans l’histoire de la photographie et de l’art. Il est difficile de déterminer et d’utiliser le concept d’art populaire dans un seul sens, parce qu’il peut être défini à différents niveaux. Paul-Louis Roubert tente de diviser ce concept en quatre dimensions dans son étude sur l’art populaire. D’après lui, la première est « l’art du peuple ». Il contraste avec l’art des élites et se définit comme l’art des gens non-cultivés. Il s’agit d’une classification selon le sujet et la classe sociale, et une distinction est faite entre l’art des élites et celui des non-élites. La deuxième est « l’art d’un peuple ». C’est une définition plus étroite qui désigne l’art d’une civilisation ou d’un peuple, c’est-à-dire l’art d’une ethnie. Il s’agit d’une classification selon un point de vue ethnographique. La troisième est « l’art des non- artistes ». En d’autres termes, l’acte ou la production non-consacrée comme un art dans la société. C’est une classification sociale. La quatrième est « l’art popularisé ». C’est une classification fondée sur l’accessibilité et sur la diffusion de la technologie et de l’acte(1). Afin d’examiner la relation entre la photographie et l’art populaire, il est nécessaire de comprendre et de distinguer cette classification. En effet, la photographie doit être discutée en relation avec ces quatre points de vue. Nous pouvons dire que la photographie est « l’art du peuple », c’est-à-dire qu’elle n’est pas civilisée, parce que, pour les élites, la classe civilisée n’était pas considérée comme un art. Comme nous l’avons vu précédemment, la photographie primitive n’était accessible qu’à certains privilégiés. Cependant cela ne signifiait pas qu’il s’agissait d’un art élitiste. Pour eux, la photographie était considérée comme vulgaire et comme corrompant le véritable art, la peinture et l’œuvre d’art. Comme l’a souligné Baudelaire, la photographie semblait pour ainsi dire « capsule de sucre » enthousiasmante pour le peuple non élitiste. Dans ses écrits, on peut constater ce genre d’attitude :

 

 

« Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau. Or notre public, [...], veut être étonnée par des moyens étrangers à l’art, et ses artistes obéissant se conforment à son goût ; [...] Cette foule idolâtre [...](2) »

 

Ensuite, la photographie peut être considérée comme « l’art des non-artistes ». A la différence de l’acte pictural, l’acte photographique n’était pas apprécié comme un acte artistique. En effet, dès son invention, elle a été considérée comme une industrie, une science, une technique ou une sorte d’habileté, plutôt que comme ce qui relève de l’art. Surtout, on croyait que pour obtenir une image photographique, ce n’était pas la peine que l’artiste fasse des efforts et des sacrifices, puisqu’il suffisait d’appuyer sur un simple bouton. En termes de valeur artistique reconnue par la société, la photographie était perçue comme vulgaire plutôt que noble, et elle n’a pas été reconnue comme un art pendant un certain temps. Une citation de Bourdieu, présente l’attitude réfractaire de la sociétéquant à savoir si la photographie répond aux critères de l’œuvre artistique ou pas :

 

« [...] l’acte photographique contredit en tout la représentation populaire de la création artistique comme effort et travail. [...] Nombre de sujets ressentent et expriment la différence qui sépare à leurs yeux l’acte photographique de l’acte pictural [...] – puisqu’il suffit d’une simple pression sur un déclic pour libérer l’aptitude impersonnelle qui définit l’appareil –, [...] ce qui exclut le fait de photographier pour photographier comme inutile, pervers ou bourgeois : « C’est gâcher de la pellicule » ou « Il faut avoir de la pellicule à gaspiller » [...] On concède au contraire plus facilement au peintre la nature morte, même insolite, parce que la simple imitation réussie du réel suppose un effort difficile et témoigne par là d’une maîtrise. De là certaines des contradictions de l’attitude à l’égard de la reproduction mécanique qui, abolissant l’effort, risque d’ôter à l’œuvre la valeur que l’on a envie de lui conférer parce qu’elle répond aux critères de l’œuvre accomplie(3) ».

 

En outre, la photographie peut être qualifiée d’« art populaire ». Puisque grâce à la singularité de la photographie, on croit qu’elle capture le réel tel qu’il est, en une imitation parfaite de la réalité, la photographie a été considérée comme la plus appropriée à l’identification et à la valorisation d’une ethnie, d’une nation, d’une collectivité, etc. Ainsi, en mettant en évidence l’apparition du public, des paysages locaux et des cultures dans les images photographiques, les élites nationalistes ont tenté en particulier de reconstituer la société moderne et d’unifier les idéologies collectives. À cet égard, nous pouvons renvoyer aux cas et au contexte présentés dans le deuxième thème de ce chapitre, « Paris, le lieu de réémergence de l’art populaire », en particulier sa troisième partie, « La mythologie nationaliste »(4). Enfin, la photographie peut naturellement entrer dans la catégorie de « l’art populaire ». Aujourd’hui encore, nous vivons dans un monde entouré d'images photographiques. À cette époque, grâce aux progrès technologiques et aux changements du système industriel, tels que la production de masse et l’usinage, la photographie s’est répandue rapidement et, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, n’importe qui pouvait « capter » un portrait et un paysage. Le slogan publicitaire du Kodak est l’un des critères qui reflètent la démocratisation de la photographie(5). Nous pouvons également considérer que, dès son invention, la photographie a été naturellement populaire. En se référant à une description du daguerréotype de Jules Janin, André Rouillé rappelle le caractère naturellement démocratique de la photographie. Tout le monde pourrait être à égalité devant la photo :

 

« Dès 1839, Jules Janin s'émeut en effet de constater que la plaque daguerrienne accueille, sans distinction aucune, « la terre et le ciel, ou l’eau courante, la cathédrale qui se perd dans le nuage, ou bien la pierre, le pavé, le grain de sable imperceptible qui flotte à la surface ; toutes ces choses, ajoute- t-il, grandes ou petites, qui sont égales devant le soleil se gravent à l’instant même dans cette espèce de chambre obscure qui conserve toutes les empreintes(6) ». Bref, comme le soleil, la photographie ne hiérarchise pas, son regard sur le monde est démocratique: toutes les choses sont égales pour elle. Cet hymne à la démocratie naturelle de la photographie est en fait la version positive de l’un des thèmes qui sera sans cesse opposé à la photographie pour lui dénier toute prétention à revendiquer le statut d’art(7) ».

 

De ce point de vue, dans l’espace discursif qui affecte l’histoire de la photographie et de l’art, il semble impossible d’écarter le terme de populaire. Si on est dans un contexte comme celui de notre époque qui est confrontée à une sophistication et à une diffusion de la photographie sans précédent, il faut examiner ce genre de discussion. De plus, observer la relation étroite et mutuelle entre la photographie et les concepts de l’art populaire sous de multiples perspectives devrait être considéré comme aussi important qu’analyser la photographie elle-même. En effet, cette perspective peut provoquer la séparation des questions sur la photographie de l’histoire de l’art, à savoir l’expansion du champ d’interrogation sur ses effets et son influence. Ensuite, en élargissant le domaine, nous examinerons les interprétations remarquables perçues par la vision politique et sociale sur l’art, la photographie et l’art populaire.

 

 

 (Ensuite) - #10. Au-delà d'une histoire de l'art - Le point de vue socio-politique

 

 

 

(1) [Note prise pendant le cours], Paul-Louis Roubert, « Photographie, art populaire ? », op. cit. « Par « art populaire », faut-il, en effet, entendre l'art du peuple, par opposition au non-peuple, aux élites cultivées, aux classes sociales dirigeantes, aux savants et aux lettrés ? Est-ce l'art d'un peuple, par opposition aux peuples qui l'entourent, l'art caractéristique d'une ethnie ou d'une civilisation ? L'art populaire est-il l'art des non-artistes, l'art de ceux pour qui la création artistique n'est ni une activité spécialisée, ni une occupation professionnelle socialement reconnue ? Est-ce l'art popularisé, l'art diffusé par les moyens de communication modernes, un art communiqué aux grandes masses, conçu pour répondre à leurs goûts et uniformisant leurs attentes ? La notion d’art populaire admet donc différentes significations ».

(2) Charles Baudelaire, Salon de 1859in Œuvres complète, op. cit., p. 616.

(3) Pierre Bourdieu, Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, op. cit., pp. 113- 114.

(4) Voir le deuxième chapitre, « Paris, lieu de réémergence de l’art populaire » du Chapitre I, en particulière la troisième partie, « La mythologie nationaliste », pp. 37- 38.

(5) « You press the button, we do the rest. The only camera that anybody can use without instructions. Send for the Primer, free ». Traduit en français « Vous appuyez sur le bouton, on se charge du reste. Le seul appareil photo que tout le monde peut utiliser sans instructions. Envoyez-nous gratuitement ». Nous pouvons aussi citer une description publicitaire parue à Paris : « Aucune notion de la photographie n'est nécessaire Pressez simplement le bouton du Kodak, et vous pouvez faire de une à cent photographies consécutives, en une demi-heure, en un jour, en un mois, en un an, à votre choix ». Cité par Reese V. Jenkins, « George Eastman et les débuts de la photographie populaire », Culture technique, n°10, 1983, p. 74-87.

(6) Jules Janin, « Le daguerréotype » [sic], L’Artiste, novembre 1838-avril 1839, in André Rouillé, La Photographie en France, Paris, Édition Macula, 1989, pp. 46-51.

(7) André Rouillé, La photographie, Paris, Gallimard, 2005, p. 66.